J’ai déjà parlé ici des nombreuses traductions aux éditions Cambourakis d’albums jeunesse en provenance des pays scandinaves. Nous découvrons par ce catalogue et cette ligne intéressante qui s’étoffe de plus en plus une singulière approche de l’album, tant dans les illustrations, la narration que les représentations qui nous y sont proposées.

Lisen Adbåge est la sœur jumelle d’Emma Adbåge, elle aussi autrice et illustratrice dont j’ai déjà parlé l’an dernier pour son livre La Nature, également aux éditions Cambourakis. Plusieurs de ses albums ont déjà été traduits en français aux éditions Cambourakis ou L’étagère du Bas, dont Ceux qui décident. Elle illustre également les textes d’autres auteurs, dans des univers toujours singuliers comme le récent et particulièrement drôle Je déteste les lapins, les fleurs et les enfants, écrit par Per Nilsson. L’on sent dans son travail un attrait pour les partis pris sociaux et les questionnements d’enfants dans un univers souvent drôle et décalé.

Ici, Lisen Adbåge se confronte à un tout autre univers, bien plus inquiétant et que l’on pressent dès la quatrième de couverture et l’accroche : « Attention, frissons garantis ! ». Dans ce livre, une famille trouve un joli coin tranquille à la campagne où s’installer. Voilà qu’ils y rasent la vieille cabane en ruine et abattent les quatre pins tout autour dont ils utilisent le bois pour construire leur nouvelle maison et tout ce qui la compose. Petit à petit, des phénomènes étranges apparaissent dans la maison : le bois geint, suinte de sève, des épines et pommes de pin apparaissent un peu partout, jusqu’à la transformation progressive des quatre membres de la famille en pins eux-mêmes.

La maison est ici autant un refuge qu’un piège. Le logement et sa représentation est importante pour la famille et surtout pour les enfants comme un repaire où se protéger. Ici, tout en restant cet abri, il devient aussi le piège qu’ils ont eux-même construit et dont ils ne peuvent s’échapper. En se transformant en pins, comme ceux qu’ils ont coupés pour construire leur maison, les membres de le famille deviennent presque cette demeure, font petit à petit totalement corps avec elle, comme un ultime repaire. Cela en devient aussi inquiétant qu’apaisant dans un certain sens.

Le propos de l’autrice est ici résolument écologiste. Il y est bien question de cohabitation entre l’homme et la nature. Si l’on évoque plus souvent aux enfants le rapport aux animaux, l’on parle moins, ou d’une façon plus générale, de celui aux végétaux, de leur vie propre. Ici, le bois coupé des pins se comporte comme s’il était vivant : il semble souffrir, être blessé, il gémit, il suinte de sève comme peut-être de sang. La coupe des arbres n’a alors pas signifié leur mort ; les murs de la maison ou les meubles qu’ils ont permis de fabriquer continuent une existence propre. À ce propos s’ajoute un engagement de l’autrice dans la représentation de tous, comme dans nombre de ses livres. Par exemple, ici, c’est bien la mère qui manie avec habileté la tronçonneuse. Ce discours engagé est porté par un biais narratif très inhabituel dans les albums jeunesse et en cela particulièrement intéressant, notamment pour aborder ces sujets. L’on est alors au-delà du livre à message, même s’il peut permettre de développer certaines questions, sans pour autant apporter de réponse claire ou élaborer de morale précise. Cette finesse et cette subtilité n’en rendent cet album que plus troublant.

L’autrice utilise pour son récit la forme du conte fantastique. Sont repris ces codes par l’étrange, l’inquiétant, voire l’horreur avec l’intrusion du surnaturel dans le cadre de la réalité du récit avec la transformation progressive, inexpliqué et inexorable de toute la famille en arbres, leurs peaux devenant écorce, leurs pieds racines… L’on est alors ébranlé dans notre lecture et notre perception par cette hésitation induite dans le récit entre le réel et l’irréel. Cela peut développer une forme de peur ou d’angoisse du lecteur face à la perception de l’impossible dans un environnement lui-même possible, voire très quotidien de cette maison en bois. L’on est face au réel dont on pousse les limites au bout, jusqu’à un sentiment d’inquiétante étrangeté, l’esprit du lecteur hésitant alors entre le rationnel et l’irrationnel. Cela peut faire penser à tout un pan de la littérature fantastique, avec notamment La Chute de la Maison Usher d’Edgar Allan Poe mais aussi des Contes d’Hoffmann ou des romans de Théophile Gautier. Si les enfants aiment souvent à se faire peur avec des histoires et que les codes du merveilleux sont régulièrement repris dans des albums jeunesse avec nombre de monstres ou autres créatures, ceux du fantastique le sont beaucoup moins. Cela donne un album singulier, âpre, inéluctable par cette réelle et fascinante liberté que se laisse l’autrice dans son écriture jusqu’à l’ouverture ou boucle finale saisissante que je vous laisse découvrir pour ne pas en gâcher la lecture.

Pour porter ce récit, les illustrations de Lisen Adbåge sont fortes et participent entièrement à la mise en place de l’ambiance étrange et inquiétante. Les pins sont ici aussi majestueux et impressionnants que le reste autour est simple et parfois jusqu’à l’indistinct. Des décors presque vaporeux à la peinture se dégagent quelques traits nets aux crayons de couleur pour les contours des personnages et des planches formant la maison. Peu de détails sont présents, attirant l’œil vers ce qui reste et dénote parfois. Les corps des personnages sont dégingandés, déjà presque déformés avant même la transformation qui n’apparaît alors que très progressivement. Les teintes utilisées sont d’une gamme très naturelle du bois, de l’ocre ou du jaune d’où se détache notamment la sève bien plus proche du rouge sang qu’elle ne le devrait. Tout cela contribue à placer le lecteur dans l’ambiance étrange dépeinte par l’autrice.

Les Pins, Lisen Adbåge, traduit du suédois par Catherine Renaud, éd. Cambourakis, 15 euros, à partir de 7 ans.

Pour écouter l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 67 min environ).

Pour plus d’informations sur Lisen Adbåge et sur les éditions Cambourakis.

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