J’ai déjà parlé ici des éditions La Ville Brûle pour leurs rééditions patrimoniales des premiers albums d’Agnès Rosenstiehl. La maison d’édition est aussi connue et reconnue pour son engagement social et féministe, prisme guidant toutes leurs publications dans des registres divers : albums jeunesse, essais, romans ou bandes dessinées. Leur catalogue nous montre une vision globale de cet engagement pour une société plus juste. Cela concerne tout le monde, dès le plus jeune âge et, par sa représentation à tous sous diverses formes, est rendu aussi accessible que normal. Par ce livre, La Ville Brûle a réuni une autrice et une illustratrice ayant déjà travaillé séparément avec la maison d’édition, commun qui les lie comme une forme de sororité.

Émilie Chazerand est autrice de nombreux livres pour enfants et notamment de romans aux éditions Sarbacane, dont La Fourmi rouge ou, plus récemment, Ma Sœur Cléo. Elle a également écrit plusieurs albums chez divers éditeurs. J’aime tout particulièrement sa finesse, son attachement aux mots, à leur précision et son humour aussi généreux, touchant que subtil grâce à son maniement de la langue.

Anna Wanda Gogusey est une illustratrice dont j’ai découvert le travail il y a plusieurs années par le biais d’affiches et de visuels saisissants et étranges avec des personnages aux yeux toujours vides et des couleurs flamboyantes. Depuis, elle a illustré de nombreux articles de presse, est devenue tatoueuse et a participé à plusieurs livres, dont Ma Maman est bizarre, écrit par Camille Victorine et déjà aux éditions La Ville Brûle.

Sur la couverture de ce petit livre de format carré, de grandes lettres animées de divers personnages se détachent sur un fond jaune, formant le titre, L’imagier, se référant à cette catégorie de livres de petite enfance. Voilà un type d’albums jeunesse bien connu représentant par photographie ou illustration plus ou moins réaliste un catalogue de choses, objets, animaux, végétaux ou autres accompagnés à chaque fois du mot qui les caractérise. Il s’agit de développer le vocabulaire d’enfants en train d’apprendre à parler tout en leur faisant prendre conscience du monde qui les entoure dans les différentes composantes de leur quotidien. De prime abord, un imagier peut sembler être un livre tout ce qu’il y a de plus neutre et à volonté d’exhaustivité, d’épuisement du quotidien d’un enfant par catalogage. Toutefois, le choix de ce qui y est montré et la façon dont cela est représenté ne sont jamais anodins et peuvent mener un enfant à appréhender son monde d’une façon bien plus traditionnelle que l’on ne pourrait le souhaiter, en renforçant alors tant de stéréotypes acquis.

Avant même de lire ce livre, la simple idée d’un imagier aux éditions La Ville Brûle me semblait très intéressante pour remettre en cause ces travers possibles et jouer avec le cadre normé de l’imagier-catalogue. Par l’usage de ce titre générique, peut-être que sera désormais demandé l’imagier de La Ville Brûle comme l’on peut demander en librairie celui du Père Castor. Dès la couverture et les personnes ou animaux tous différents sortant de ces lettres comme des entrées vers le livre, l’on sent que cet imagier-là est singulier. Puis, dès que l’on entre dans le livre, l’on se rend compte que l’on est au-delà d’une représentation d’un monde décomposé, nommé et classé. Ce monde est ici défini. Ainsi, l’autrice adjoint à chaque mot choisi une définition tantôt amusante, décalée ou poétique qui enrichit la simple vision du mot associé à l’image qui est elle-même plus développée qu’une simple représentation, rendant compte de cette définition. Peut-être alors que cet imagier en deviendrait presque un tout nouveau dictionnaire non-exhaustif pour les plus ou moins jeunes enfants.

Par les alliances mot, définition et illustration mises en avant ici, l’autrice décrit un monde quotidien d’enfant avec un prisme engagé en développant autant de choses, actions, émotions ou idées lui permettant de faire prendre corps à cette réalité. L’imagier ici est vivant, mouvant, en ce qu’il ne fait pas que montrer des choses mais permet de décrire des actions ou sentiments propres à l’enfant ou auxquels il peut être confronté. Nous sont montrés des familles (différentes familles), une maison, une promenade, une fête ou le fait de vieillir. Les enfants vivent dans le même monde que nous, voient ce que l’on voit, des collages féministes dans les rues, des manifestations, des livres ou des colères. Qu’il est intéressant de voir cette vie de tous les jours par un biais engagé pour la diversité, la représentation, l’égalité ou même le consentement. C’est important car peut alors devenir normal pour l’enfant ce qui est vu, ce qui est perçu comme tel.

Chaque définition d’Émilie Chazerand confronte ce quotidien de ce qui est vu ou vécu à ce que cela représente socialement et donc politiquement. Les explications se font par analogies ou comparaisons comme autant de réponses aux questionnements de nombreux enfants sur le pourquoi de tout. Les définitions s’égrainent et se répondent, formant une poésie du réel par la naissance d’évocations diverses, d’oxymores saisissants. Le monde qui se dégage de ce livre peut sembler aussi positif et étonnant que finalement doux et paisible dans un esprit de liberté laissée à chacun et donc à l’enfant de le découvrir.

Les illustrations d’Anna Wanda Gogusey renforcent toute la poésie et l’intensité des textes de l’autrice. Au-delà des courtes phrases de définitions, certains principes véhiculés par ce livre passent par leur simple représentation dans les images avec différentes familles, différentes personnes, différents corps… Ici, les animaux anthropomorphes se mêlent aux humains dans cette représentation inclusive de la société dégageant autant de force que de bienveillance. Les images forment une sorte de ligne claire renouvelée avec des contours fins et marqués dont les irrégularités ne sont pas gommées et auxquels s’ajoutent des couleurs tranchées en aplats. Aux images fortes suggérées par les textes d’Émilie Chazerand répondent ces autres images graphiques qui les complètent, les précisent ou contrastent joyeusement avec elles.

L’imagier, Émilie Chazerand & Anna Wanda Gogusey, éd. La Ville Brûle, 16 euros, dès 4 ans.

Pour écouter l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 70 min environ).

Pour plus d’informations sur Émilie Chazerand, Anna Wanda Gogusey et les éditions La Ville Brûle.

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