Voilà arriver, avec ce livre et quelques autres parutions récentes, une nouvelle collection d’albums de grand format aux éditions Little Urban à destination d’enfants à partir de 10 ans. Les textes y sont denses et plutôt littéraires tout en gardant l’importance des illustrations. En effet, ce n’est pas parce que l’on sait lire que l’on ne peut plus goûter aux plaisirs de l’album, à lire seul ou à se faire lire encore !
Henri Meunier et Régis Lejonc réalisent là leur cinquième collaboration pour des albums jeunesse après notamment le remarqué Cœur de bois en 2017 aux éditions Notari. Tous deux sont auteurs et illustrateurs mais, dans leurs collaborations, le premier est généralement aux textes et le second aux illustrations. Chacun de leurs côtés, ils réalisent nombre d’albums seuls ou non chez divers éditeurs. L’on peut ainsi citer la série Taupe et Mulot d’Henri Meunier et Benjamin Chaud aux éditions hélium ou Kodhja de Régis Lejonc et Thomas Scotto aux éditions Thierry Magnier. Si Régis Lejonc s’illustre fréquemment par son usage de la ligne claire, il utilise des styles très différents d’illustrations selon les projets.
Dans cet album, l’on suit un berger qui, dans ses alpages, recueille, soigne et cache un assassin recherché par une milice. Ils vont devoir tenter de gravir la montagne pour se réfugier de l’autre côté.

Le texte d’Henri Meunier forme une réelle nouvelle aussi puissante que sobre tout en ayant une dimension presque philosophique. Il s’agit principalement de dialogues et d’impressions ou interactions entre les deux personnages que l’on imagine pourtant plutôt avares de mots. Si le récit n’est pas situé dans le temps, les allusions au fascisme font penser à la Seconde Guerre Mondiale. Par contre, le lieu du récit, la montagne, prend toute son importance, tour à tour paisible ou inquiétante, refuge ou menace. Entre douceur et tension, le texte elliptique s’avère aussi épique que poétique, entre le suspense d’un récit policier et la fable humaniste.
Les personnages ne sont ici pas nommés mais seulement désignés par les qualificatifs de berger et d’assassin. Ces caractéristiques qui se voudraient objectives et fonctionnelles ne sont pourtant pas forcément exactes en tous points. Les qualificatifs ne sont tels que parce qu’ils ont été donnés par les autres, la société, la milice, le régime. Si l’on ne sait pas qui ni pourquoi l’assassin a tué, l’on comprend qu’il fuit vraisemblablement une dictature loin de laquelle vit le berger, dictature qui le désigne comme assassin.
La solitude paisible du berger coupé du monde avec ses chèvres et la montagne comme seules compagnies est perturbée par l’arrivée de l’assassin et de la milice à ses trousses. Présenté comme calme et sage, dans une sorte de lenteur rendue par le rythme du texte, le berger est amené à faire avec cela pour continuer à vivre en accord avec ses principes. Il est alors ici question de ce qui fait l’humanité par des principes supérieurs sans nécessité d’explication. L’on parle d’entraide, de confiance en l’autre malgré la méfiance. La cordée entre les deux hommes est comme une métaphore et de cette entraide, et, peut-être, du rapport entre les deux auteurs ici. Tous les éléments de la cordée, et pas seulement le premier, sont aussi importants pour qu’elle leur permette à tous d’arriver au sommet. Le mouvement d’ascension vers les hauteurs et le ciel leur permet de tenter d’échapper à la dictature, à la noirceur de la plaine.

Les illustrations de Régis Lejonc, saisissantes et hypnotiques, n’illustrent pour autant pas à proprement parler le texte qui pourrait fonctionner seul, en tant que nouvelle, et dont l’on pourrait aisément imaginer un développement sous forme de roman. Nous est ici montré, en parallèle des interactions entre les personnages, non ce qu’ils sont et font mais ce qu’ils voient au-delà de l’autre et où ils sont. Voilà de grandes vues époustouflantes de la montagne en pleines pages, voire par moment en doubles pages, faites de tant de crêtes, pics ou sommets. La montagne ici est aride, dure, rocheuse mais si belle et impressionnante dans ses découpes ciselées où l’on peut reconnaître les hauteurs d’Annecy. Elle est une immensité déserte avec seul un refuge sans personne et des couleurs changeant selon la lumière et le moment de la journée.
L’illustrateur utilise une ligne claire très détaillée mais épurée représentant les anfractuosités rocheuses dans tous leurs plis et teintes subtiles. La montagne telle que vue par les personnages, comme objectif, issue et défi, prend toute la place. On n’aperçoit le berger et l’assassin qu’à la toute fin dans leur périlleuse cordée. Ainsi, seul le lieu du récit et encore plus la vue depuis ce lieu, sont représentés, cela apportant autant de pudeur que d’espoir dans cette immensité folle. L’impression laissée par ces illustrations est renforcée par le très grand format de ce livre, fort bien choisi.
Le Berger et l’Assassin, Henri Meunier & Régis Lejonc, Little Urban, 19,90 euros, à partir de 10 ans.
Pour écouter l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 72 min environ).
Pour plus d’informations sur les éditions Little Urban.
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