La collection des Tout-petits Memômes des éditions MeMo regroupe des albums aux partis pris graphiques et narratifs forts et simples, adaptés aux plus jeunes enfants tout en leur donnant accès à de beaux livres à la fabrication soignée, aux couleurs éclatantes souvent en tons directs.

Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau sont tous deux auteur.ices, illustrateur.ices et graphistes. Il et elle ont créé ensemble, avec Sylvain Lamy, la petite structure d’édition 3œil, dont j’ai déjà parlé ici à propos de la collection des Philonimo. En plus de publier des albums jeunesse, y est développé un atelier de création et de graphisme. Il et elle ont par ailleurs déjà écrit ou illustré ensemble ou séparément différents albums jeunesse, en grande partie aux éditions MeMo dont la série des Zébulon ou 1, 2, 3 Banquise, écrits par Alice Brière-Haquet. Leur travail en commun se caractérise souvent par une recherche très intéressante concernant diverses techniques traditionnelles de gravure ou d’impression.

Dans Spectacle au Potager, des formes simples représentent une taupe et trois végétaux rouges (une tomate, une fraise et un poivron) qui se combinent et s’additionnent les uns aux autres pour former tous les tours plus ou moins prévus du spectacle du petit animal. Du potager où la taupe surgit d’un trou et s’empare de quelques fruits et légumes avec lesquels elle jongle, selon les différents sens du terme, l’on arrive, en y ajoutant toujours plus d’imagination, à la voir clown, acrobate, magicienne ou dompteuse de fauve.

La mise en page prévue par les auteur.ices autour de chaque double-page est sobre et claire, adaptée aux plus jeunes enfants dans ses contrastes en bichromie noire et rouge attirant l’œil vers les formes. Les quatre premières doubles-pages permettent la mise en place du dispositif en présentant à chaque fois un élément constitutif de la narration, la taupe puis chacun des végétaux. Ils sont tour à tour représentés sur la page de droite par des formes simples : la taupe par une sorte de forme oblongue à laquelle est ajoutée des yeux la rendant personnage, la tomate par un rond, la fraise un triangle, le poivron un carré. Tous sont nommés sur la page de gauche, comme dans un imagier précisant alors la lecture à avoir des images et le biais de représentation. Puis, l’histoire prend forme par les combinaisons imaginées entre la taupe et un ou plusieurs de ces trois éléments uniquement, auxquels il est bien précisé au lecteur d’ajouter plus ou moins d’imagination pour faire coïncider ce qui est représenté à droite et ce qui est écrit et nommé à gauche. Le texte sur la page de gauche prend la forme d’une addition, opération réellement posée, avec son résultat sur le modèle d’1 taupe + 1 tomate = 1 clown, le rond de la tomate devenant sur l’illustration de droite un nez rouge de circassien.

Il y a là du livre à contrainte, telle qu’on peut les retrouver dans différents livres des deux auteur.ices, et notamment d’Olivier Philipponneau, s’inspirant souvent de l’OuBaPo, Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, dans ses narrations, comme je l’ai déjà évoqué ici avec sa bande dessinée jeu Détective Rollmops, écrite avec Renaud Farace aux éditions Hoochie Coochie. Ici, les auteur.ices jonglent avec un personnage, trois formes et deux couleurs et cela donne tout un spectacle réjouissant ! La contrainte qu’il et elle s’imposent dans leur écriture permet autant de tenir le fil narratif avec de jeunes enfants que de développer un imaginaire foisonnant dans ce cadre pour jouer avec sans le dépasser. Les mathématiques utilisées ici sont aussi rigoureuses que fantaisistes dans ce qu’elles permettent d’additionner et dans les résultats potentiels. L’on part de la géométrie des formes simples et des opérations réellement posées dans le texte dont la succession forme les scènes du spectacle de cirque. Les combinaisons possibles sont exponentielles et l’on se retrouve comme un enfant jouant avec des figurines et inventant tout un monde, ou plusieurs, à partir de quelques objets. Le jeu narratif mis en place est très intéressant tout en restant accessible et amusant dès un jeune âge.

Par ce dispositif simple, intuitif et particulièrement drôle, les auteur.ices interrogent la notion de représentation en elle-même. Une distinction peut se faire entre ce qui est représenté, ce qui est nommé, ce que l’on voit ou croit voir, ce que l’on devine et ce que l’on imagine. L’intérêt, comme celui d’un imagier, est de nommer les choses pour les faire exister. Il y a là une sorte d’accord tacite entre les auteur.ices et les lecteur.ices non remis en question. Ici, le rond rouge est une tomate car il est nommé comme tel et non un simple rond rouge ou toute autre chose, une pomme, une cerise ou un ballon peut-être. C’est alors en nommant les choses qu’on les voit réellement, puis en les voyant comme le souhaitent les auteur.ices que l’on peut en arriver à imaginer ce qu’il peut y avoir au-delà de cette réalité-là. C’est par les différentes combinaisons que les représentations ici évoluent pour faire apparaître de nouvelles choses à travers cette sobriété dans l’illustration. L’imagination intervient toujours nommément dans les équations, sans pour autant être représentée dans les illustrations autrement que par la place laissée sur la page.

L’action dans l’histoire vient dans les blancs, les ellipses donnant toute leur place à l’imaginaire. Tout en ne montrant que la taupe et les trois formes-végétaux différemment combinées, l’on devine dans le blanc laissé de la page un lapin sortant d’une boîte, un lion dompté ou même une licorne chevauchée par la taupe. Le fond crème caractéristique du papier utilisé par les éditions MeMo dans leurs albums devient un blanc à remplir par l’imagination des auteur.ices puis des enfants-lecteur.ices. Les textes sont simples et sobres, principalement des substantifs nommés, juxtaposés, mêlés et animés sans verbes d’action ni de phrases complètes. L’opération d’addition et son résultat puis les suivantes font le déroulé de l’histoire, la gradation des tours du spectacle de plus en plus époustouflants dans ces actions suggérées, comme une sorte de recette de cuisine ou de formule magique. L’imagination de l’enfant est guidée par ces textes tout en l’invitant à aller plus loin et développer d’autres combinaisons et d’autres tours à la taupe circassienne.

Les illustrations de Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau sont donc plutôt sobres dans leur économie de détails, en cohérence avec tout ce dispositif narratif mis en place. Le travail d’illustration en bichromie est très intéressant, au-delà de cet aspect théorique autour de la notion de représentation, en ce qu’il utilise une technique traditionnelle japonaise de gravure sur bois de Goma-zuri que les auteurs ont découverte lors d’une résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto avec le graveur Shoichi Kitamura. Cette technique apporte autant un aspect traditionnel visible offrant un intéressant contraste à l’utilisation de formes géométriques simples qu’un réel effet de matière donnant tout de suite vie et pelage à la petite taupe. À noter que certaines traces d’impression à la gravure autour des différentes formes ont volontairement été laissées, apportant comme un effet de mouvement à l’animal équilibriste. Les illustrations, par la technique utilisée et sa mise en œuvre, permettent à merveille de développer l’imaginaire des jeunes enfants, comme c’est là tout le propos de ce livre.

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