C’est la première fois que je parle ici d’un livre des éditions Format, que j’aime pourtant beaucoup, maison d’édition polonaise d’albums jeunesse publiant elle-même certaines éditions françaises de ses livres. La maison porte une grande attention au travail d’illustration et édite principalement des auteurs et illustrateurs polonais contemporains ou classiques, rendant alors leur passionnant travail accessible en France. Elle édite également quelques autres projets ou achats de droits entrant dans la cohérence du catalogue.
Ici, le livre en question est la version française du premier album de l’auteur-illustrateur portugais Gonçalo Viana, architecte de formation se consacrant désormais à l’illustration pour la jeunesse et pour la presse. Il a obtenu pour ce premier album en tant qu’auteur-illustrateur, déjà traduit en plusieurs langues, une mention spéciale à la Foire du livre jeunesse de Bologne.
Dans Le Grand Micmac des couleurs, l’histoire commence par le classique « Il était une fois » pour, dans la même phrase, vriller dans la réalité racontée en évoquant, après les personnages, un arbre blanc puis d’autres incongruités de ce genre. S’en suit un jeu narratif entre cette histoire aux couleurs étonnantes et irréelles et des adresses directes au lecteur supposé se plaindre des fantaisies chromatiques de l’illustrateur. L’on oscille alors entre la détresse des personnages et celle des lecteurs, désemparés devant ce monde sens dessus dessous et qui vont alors, personnages comme lecteurs devenant eux-même personnages, enquêter sur la cause de ce mélange des couleurs.

La narration, d’un texte plutôt court et percutant, est drôle et maligne par cette prise à partie du lecteur dont l’auteur anticipe et imagine l’indignation face à ce traitement des couleurs, les lecteurs s’en prenant alors à l’illustrateur invectivé directement dans le texte dont il est ici l’auteur… Les lecteurs et l’illustrateur deviennent ainsi des personnages de l’histoire qu’ils font fictivement avancer dans ce jeu narratif réjouissant pouvant également renforcer un certain aspect théâtral à la lecture à voix haute. Est à noter par ce stratagème la possibilité d’une réelle prise en considération par les enfants lecteurs de l’illustrateur et de son pouvoir sur l’histoire.
L’ordre vient ici des couleurs, les personnages et machines s’échinant à retrouver un ordre parfait, à ré-agencer correctement les couleurs, soit en accord avec la réalité. En élargissant cela au-delà de la drôlerie et de la légèreté de cette histoire, la question peut se poser de l’ordre établi à peut-être remettre en cause. Il est alors question de liberté et de fantaisie, voire de rêve : il s’agit de lâcher prise avec la réalité, sa représentation n’ayant pas nécessairement à être réaliste. D’autant que le regard et la représentation sont eux-même tout relatifs : le nuage, le feuillage de l’arbre ou la barbe à papa ont dans ce livre la même forme, on les reconnaît par leurs couleurs qui ici s’en trouvent inversées, chamboulant l’ordre des choses. En distribuant plus ou moins au hasard les couleurs aux choses, l’album en devient presque une sorte d’imagier fantaisiste questionnant l’air de rien la réalité et notre regard sur elle, les normes de représentation de cette réalité. Après toutes ces invectives à l’illustrateur au retour à la normale, la défaite finale de l’ordre sur la fantaisie n’en est que plus plaisante pour les petits comme pour les plus grands !

De ce grand chambardement des couleurs naît une vision poétique et absurde qui confine au surréalisme, comme une première approche pleine d’humour du surréalisme pour les plus petits par ce décalage immédiatement compréhensible entre la réalité et la représentation. C’est que dès le plus jeune âge, les enfants sont invités à associer une chose et sa couleur dans leurs représentations réalistes de la réalité. Ici, les paysages deviennent improbables, cela pouvant autant déranger l’oeil que l’amuser, les couleurs allant alors en liberté. À noter une jolie référence à René Magritte, peintre emblématique du surréalisme, par une pluie de pommes en page de garde finale.
Ce méli-mélo des couleurs est très bien représenté par les illustrations joyeuses à l’esprit rétro de Gonçalo Viana faisant penser dès les premières pages aux illustrations des années 50 et 60 et aux affichistes de l’époque, entre Nathalie Parrain, Savignac ou Aurélie Guillerey pour une référence plus contemporaine. Les formes sont simples, les couleurs travaillées et de nombreux détails d’époque parsèment le récit dans les vêtements ou objets notamment mais également les machines en tout genre élaborées pour remettre de l’ordre dans ces couleurs. L’auteur étant ancien architecte, cela peut se ressentir dans son usage des formes géométriques répétées, l’accent et le jeu étant ici forcément mis sur les couleurs, leurs textures et superpositions comme une autre vision, moins ordonnée, de la roue chromatique.
Le Grand Micmac des couleurs, Gonçalo Viana, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éditions Format, 18 euros, à partir de 4 ans.
Pour écouter la chronique et toute l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où elle a été diffusée.
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