Icinori est un duo d’auteur.ice.s – illustrateur.ice.s créé durant leurs études aux Arts Déco de Strasbourg et composé de Mayumi Otero et Raphaël Urwiller, qui illustrent par ailleurs d’autres projets. Ensemble et sous ce nom maintenant largement reconnu, ils ont écrit et illustré plusieurs albums, dont Issun Bôchi aux éditions Actes Sud jeunesse ou Et Puis aux éditions Albin Michel jeunesse dans la collection Trapèze, ayant obtenu une mention à la Foire du livre jeunesse de Bologne. Ils collaborent régulièrement à différents titres de presse internationaux et ont fondé une structure de micro-édition éponyme.

Quand on ouvre Merci, l’on regarde d’abord, fasciné.e, ce qui nous semble être un très bel imagier ou livre d’images remerciant des choses ou notions plus ou moins quotidiennes illustrées dans différents styles tous aussi raffinés que ce que l’on pouvait attendre d’Icinori après leurs précédentes publications. Alors que l’on tourne les pages avec émerveillement, l’on peut remarquer petit à petit que l’une de ces choses en entraîne l’autre et fait narration par le fil qui se crée entre tous ces éléments agencés en toute logique. Nous voilà pris dans une aventure et un voyage rondement préparés aux multiples rebondissements.

Comme vous avez pu le remarquer si vous suivez régulièrement mes chroniques, j’aime tout particulièrement les livres pour enfants à contraintes, qu’elles soient narratives ou graphiques, pour ce que cela permet de développer comme imaginaire tout en restant dans ce cadre fixé et pas nécessairement apparent. La contrainte est inhérente à de nombreux livres jeunesse, notamment certaines formes classiques d’ouvrages pour enfants que sont les abécédaires, imagiers ou livres à compter. Ces livres ont un aspect utilitaire et éducatif : leur forme générique et connue de la plupart peut se trouver réappropriée par différent.e.s auteurs ou autrices. Il est ainsi intéressant de jouer avec un type de livre quotidien et familier des enfants dès leur plus jeune âge et des adultes qui les accompagnent. Icinori utilise là la forme primaire de l’imagier, livre de petite enfance à visée pédagogique permettant de développer la langue et le vocabulaire des enfants en associant des mots à leur représentation.

Les mots s’enchaînent suivant l’anaphore pouvant être déroutante du « Merci », commençant, après les trois couleurs primaires utilisées en couches successives pour créer un coq annonçant le début de la journée et de l’histoire, par le lever et les préparatifs du matin, premier angle quotidien fréquent dans les imagiers. Après ces rituels matinaux que l’on suit par tant d’objets présentés en gros plan, voilà que la silhouette du personnage apparaît en entier, tout petit sur son vélo, devant le maison face à la route sinueuse et au paysage saisissant, paré au départ. Ce personnage est représenté par une silhouette de profil, en action, non genrée, d’un aplat bleu plein, contrastant avec les différents effets de matière ou de superposition utilisés ici ou là. Au gré des pages, le personnage est souvent invisible mais toujours au cœur de l’aventure suivie par le lecteur ou la lectrice, jusqu’à sa rencontre avec un autre personnage, silhouette subtilement différente, et leur retour vers la maison comme une boucle qui se crée et pourrait recommencer.

Si l’on peut être surpris, après les préparatifs matinaux développés, de voir apparaître le froid, la ville, la jungle, l’été ou le mystère, leur enchaînement n’est pas fortuit mais fait sens au long de ce grand voyage semblant durer un an, pendant lequel notre personnage va cheminer en toutes saisons et paysages et va vivre bien des aventures. Dans cette glissade narrative, l’histoire se crée dans une suite logique par les enchaînements successifs entre les pages et les notions illustrées. L’écharpe prépare au froid, la bouteille délivre une carte, les cailloux font le feu, la brume la rosée… Ici, le lecteur est amené, par sa perception des images et de leur sens, à recréer le fil de l’histoire qui se noue justement entre ces pages si riches. Le récit est elliptique et suggéré ; l’on passe avec le personnage par tant de drames que d’événements heureux avec un réel suspens mis en place par le rythme évoluant de la narration.

De prime abord, ce livre peut sembler proche, par l’enchaînement d’images faisant sens, de la narration de certains albums sans texte. Mais le texte a toute son importance ici, au-delà de l’étrange poésie se dégageant de la litanie des remerciements. Il explicite le principe narratif en appuyant les notions illustrées, parfois moins évidentes à déterminer que lorsqu’il s’agit d’objets. Il s’agit aussi de remercier ce qui nous entoure et nous aide à avancer, de re-percevoir ce que l’on oublie par l’effet de l’habitude. Cela reprend par là le principe même de l’imagier classique en ce qu’il est conçu pour permettre aux jeunes enfants apprenant à parler à percevoir, reconnaître et nommer ce qui est vu. On peut y voir une inspiration de la culture japonaise où il est plus fréquent de remercier, non seulement des personnes, mais aussi des objets pouvant être chargés d’une âme. La question peut alors se poser du narrateur, de celui qui remercie : est-ce le personnage, les auteur.ice.s ou même les lecteur.ice.s ?

Par son fonctionnement narratif même, les illustrations sont au cœur du récit de ce livre à la fabrication très élégante, d’un format carré, épais, au dos rond sur fond presque blanc. Les couleurs primaires jaune, rouge et bleue sont les premières remerciées de l’album formant en quatrième image, par leur superposition, un coq sous lequel est écrit « Merci couleurs ». Cela explicite la technique apparente utilisée d’effets de couches et de juxtapositions de couleurs pour créer les images formées de bases d’encres retravaillées informatiquement par calques, trames et textures. Différents styles graphiques et références techniques apparaissent selon les pages et les paysages. L’on comprend par là l’attrait d’Icinori pour les images imprimées et les techniques artisanales ou non d’impression évoquant tour à tour la sérigraphie, la risographie ou différents types de gravure. Cela convoque tant certaines estampes japonaises, d’anciennes gravures que du dessin industriel, voir du constructivisme russe.

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