J’ai déjà parlé ici de l’important travail de réédition mis en place par Carine Picaud grâce au fonds impressionnant de la Réserve des Livres Rares de la Bibliothèque Nationale de France. C’est dans ce cadre que Ce Matin, je pensais…, The Thinking Book dans sa version originale, a été récemment édité en français pour la première fois plus de 60 ans après sa première publication, avec une intéressante postface de Carine Picaud.

Sandol Stoddard, dont c’est le premier album jeunesse publié, est une autrice américaine ayant écrit de nombreux livres pour enfants à partir des années 60. Quelques-uns seulement ont été traduits en France assez récemment dont Mon Chat personnel et privé spécialement réservé à mon usage particulier, illustré par Remy Charlip aux éditions MeMo ou Je t’adore, illustré par Jacqueline Chwast aux éditions Autrement jeunesse, aujourd’hui épuisé. Son travail est particulièrement reconnu pour son apport à la littérature jeunesse américaine.

Ivan Chermayeff est illustrateur et graphiste, célèbre pour son travail de communication et la création de logos iconiques avec son agence de design Chermayeff & Geismar. Il a illustré plusieurs livres pour enfants, celui-ci étant son premier. Sandol Stoddard et Ivan Chermayeff ont par la suite continué à travailler ensemble, notamment avec l’album Comme un secret pour toi, édité en France aux éditions hélium.

Voilà un album qui prend forme autour du rituel du lever et des préparatifs du matin d’un enfant, comme une entrée classique d’un livre jeunesse à thème évoquant le quotidien familial et enfantin pouvant rappeler des albums recherchés pour tenter de répondre à certains problèmes fréquents, ici d’un enfant qui aurait du mal à se lever. De ce poncif de l’album jeunesse, l’autrice garde la structure rassurante du rituel tout en l’entourant d’une fantaisie et d’un humour tout enfantin et réjouissant dont la justesse et la finesse peuvent évoquer l’autrice américaine Margaret Wise Brown. Aux injonctions du parent hors cadre apparaissant en gras et pouvant suivre cette trame du lever, du débarbouillage et de l’habillement, répondent les pensées ou rêveries de l’enfant qui l’écartent de ces préparatifs.

Tout le sel de l’album vient de ce décalage créé entre le parent et l’enfant, la réalité et le rêve, le rythme et les priorités de chacun. Le parent est pragmatique, concret, semble pressé, répète ses demandes. L’enfant, sans lui répondre de vive voix, laisse divaguer ses pensées à partir des quelques mots de l’adulte. Le voilà comme dans une rêverie qui continuerait, par le seul fait de garder ses yeux fermés, en y intégrant pleinement les paroles du parent sur lesquelles l’enfant rebondit sans pour autant réussir à s’y conformer dans la réalité. Ici, l’enfant est narrateur et fait entendre sa voix intérieure en guise de réponse. Ses pensées sont racontées à la première personne du singulier, alors qu’il voudrait prendre son temps, observer, penser et se réjouir délicieusement jusqu’à détailler les particules de poussière qui scintillent joliment.

Les rêveries de l’enfant sont plus ou moins directement liées aux injonctions successives de l’adulte comme un fascinant vagabondage intérieur auquel les lecteurs et lectrices sont amené.e.s à prendre part. D’une action concrète, quotidienne et banale, l’esprit de l’enfant imagine un monde joyeux et coloré fait de liens et d’associations d’idées avec le réel plus ou moins évidents ou propres à l’enfant. Il saute de rêverie en rêverie en y intégrant les paroles entendues. Ainsi, de la chemise jaune à enfiler, l’on évoque les citrons et fruits divers, du fait de se laver les mains, l’eau, les vagues et la mer. Voilà qu’un univers fantasque, que l’on imagine idéal de l’enfant en question, se crée invitant un chapiteau de cirque, un cerf-volant, une otarie, un bateau ou un camion de pompiers. Cela évoque tout autant la pratique psychanalytique de l’association libre que la mise en place d’un formidable cadavre exquis.

Cet emballement de rêve en rêve prend fin par un constat d’échec, l’enfant n’arrivant pas, malgré les relances, à finalement mettre ses chaussettes et ses chaussures. Mais l’échec ici est joyeux, l’escalade des rêveries finissant par une explosion d’amour pour le parent. L’enfant est bien trop occupé à exprimer cet amour fou en pensées pour finir de s’habiller, ce dont on ne peut lui en vouloir à cette lecture qui en devient aussi amusante qu’attendrissante.

L’écriture de Sandol Stoddard prend ici une forme poétique qu’elle utilise régulièrement dans ses textes à destination des enfants. Se crée une sorte de ritournelle autour des demandes parentales qui sont souvent des formules brèves, des exclamations. Les pensées de l’enfant sont formulées comme des vers libres suivant l’anaphore de « je pensais ». Les associations dans les rêveries se font autant par idées que par sonorités, couleurs ou phonétique, donnant lieu à l’usage d’images poétiques, de jeux sur les mots ou d’onomatopées renforçant la poésie et l’oralité de ce texte léger et musical. À cela s’ajoute un travail très intéressant d’Ivan Chermayeff sur la typographie et le mise en place du texte par des retours à la ligne, des mots éparpillés, des couleurs ou le verbe « tomber » penchant vers le bas.

Les illustrations fonctionnent à merveille avec le texte de l’album en développant principalement des doubles pages pleines dépeignant l’imagination enfantine. Les premières et dernières scènes évoquent la chambre et le quotidien du lever de l’enfant alors qu’entre les deux sont illustrées ses rêveries. Les formes développées sont fortes et simples, faites de gros coups de pinceau sans contours dans des couleurs tranchées, principalement primaires, avec des aplats en fonds. Ainsi, quelques traits suffisent à former le visage, les doigts ou diverses rayures. Au-delà des illustrations, Ivan Chermayeff a également réalisé la mise en page et la conception graphique de l’album, ce qui renforce le lien et la cohérence entre tous les éléments qui le constitue.

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